Ce matin je me lève péniblement de mon lit en m’accrochant à mon armoire. Depuis quelques temps j’ai très mal dans le talon à chaque réveil avant que la douleur s’estompe comme si chaque jour mon corps devait se rappeler du travail qu’il doit faire pour supporter ma masse. Dans la foulée je grommelle, je fais quelques légers bruits et cela suffit pour tirer mon siamois de son sommeil.
Lui n’a pas de soucis pour se lever ni pour réclamer avec ses cris rauques que je m’occupe de lui. Je dois alors le nourrir, enfin négocier son repas, lui donner une seringue de médicament pour ses problèmes rénaux et gérer d’autres soucis de santé que je ne peux détailler ici surtout vers l’heure du repas. Bref, je commence ma journée comme vétérinaire, je veille aux besoins non verbalisables de mon chat.
Une fois le chat géré je fais la feuille du jour pour ma mère. Quel jour nous sommes, le programme de la journée, l’heure de mon retour… J’écris tout cela chaque jour. Je prépare aussi ses médicaments, je fais la vaisselle de la veille et je réfléchis au menu du soir tout en vérifiant encore une fois que tout soit à sa portée pour qu’elle puisse se débrouiller toute seule la journée sans se mettre en danger. Me voici donc devenu aidant veillant à des besoins niés par ma propre mère qui me traite d’emmerdeur (ce qui me rassure sur sa santé mentale).
Deux heures après mon réveil, je commence mon activité salariée d’éducateur qui accompagne une douzaine d’enfant en situation de handicap mental dans une école primaire. Vu que nous sommes au siècle des acronymes ronflants et illusoires, j’ai décidé de nommer mon métier « E.S.I.S » ce qui en toute lettre se traduira par « éducateur spécialisé en inclusion scolaire ». Oui ça m’amuse beaucoup… J’accompagne en particulier un jeune garçon dans une classe ordinaire pour qu’il avance en lecture et en compréhension en l’aidant chaque jour pendant 90 minutes à faire face aux demandes d’une classe ordinaire. Le reste de la journée je veille aussi aux besoins des 11 autres enfants en mettant en place des activités préparées avec soin. Je suis éducateur spécialisé et je veille aux besoins peu ou pas verbalisés par les enfants de mon groupe.
Le soir je reçois des mails de la paroisse, je dois faire des mises à jour pour un blog d’information que personne ne lit et on me demande de taper le discours de l’évêque pour l’afficher sur le panneau d’information de l’église. Me voici devenu web-master associatif. Je m’exécute, je veille donc à des besoins putatifs.
Et tout cela avec cette immense solitude et cette intense fatigue issue de mes nuits sans sommeils passées à m’inquiéter pour mon avenir. Je vais très mal dans ma tête et dans mon corps et ça commence à se voir. Le retour de la menace virale avec un nouveau variant résistant à mes trois doses de vaccin n’arrange pas les choses coté anxiété. Mais bon, si moi je veille aux besoins de toutes ces personnes et animaux, personne ne veille aux miens. Mon bien-être relève de ma seule volonté et responsabilité.
Ce qui est paradoxal c’est que si j’arrive à aller mieux ce sont tous mes aidés qui s’en sortiront mieux ! Une main tendue n’est donc pas un espoir égoïste mais un droit que je revendique après cette vie passée au service des autres tout en remettant les miens à plus tard.
Je voudrais avoir plus de temps pour faire de la photo, pour progresser en musique et pour découvrir d’autres choses. Mais non mes devoirs familiaux, professionnels, associatifs et vétérinaire sont prioritaires sur mon bien-être (je n’ose même pas parler d’épanouissement).
Ce soir je comprends enfin avec une grande sincérité la détresse des aidants.
Mais ce soir une fois de plus je suis heureux d’avoir cette capacité particulière, ce pouvoir si utile pour survivre et tenir bon : mes facultés de résilience qui me permettent de subir tout cela en m’effaçant systématiquement de l’équation.
Quelques signes d’espoir du coté de ma famille qui commence à vouloir se mobiliser pour m’aider. Toute aide même morale sera la bienvenue mais même si cela ne se concrétise pas, je serai résilient afin de survivre, je n’ai pas le choix car même si je ne suis pas irremplaçable (loin de là) ma mort serait tout de même problématique pour pas mal d’entités et pas seulement pour un vieux siamois constipé… Enfin j’ose l’espérer… 🙄